UNE ŒUVRE DE DÉSIR

Le langage plastique est si évidemment idoine à transmettre la vision autour de laquelle s'organisent les peintures de Claude Troin, qu'il est de prime abord malaisé d'en parler. Plus profondément, sans doute l'émotion immédiate qui naît au contact de son œuvre hautement suggestive excède-t-elle de par sa nature même le propos discursif, participant comme elle le fait de ces expériences extrêmes - la transe, l'extase, la jouissance - où le discours se trouve en suspens, parce que s'y défont les limites du sujet parlant.

Cet excès, en son versant panique, a trouvé chez René Daumal son expression défmitive:

"Les grands anti-soleils noirs, puits de vérité dans la trame essentielle, dans le voile gris du ciel courbe, vont et viennent et s'aspirent l'un l'autre, et les hommes les nomment ABSENCES. "

Mais l'expérience de la rupture des limites subjectives et de la dissolution de l'ego dans les forces mystérieuses de la nature originelle peut, par la médiation de l'image, se muer en extase maîtrisée, où son entropie négative se révèle susceptible d'un renversement de signe. Telle est la fonction que Nietzsche assignait à l'art.

Que la lecture de Wilhelm Reich, ce grand rebelle mort dans un pénitencier de la puritaine et marchande Amérique pour avoir reconnu la cause sociale des névroses et affirmé l'unité fondamentale du vivant, ait eu un rôle majeur dans l'assimilation et l'expression par Claude Troin d'une intime et bouleversante révé­lation, cela est sûr. Mais - telle est du moins mon intuition - l'expérience initiale de ce peintre s'enracine en son enfance vécue dans le sauvage paysage premier d'Annot; elle s'y est nourrie des forces telluriques puissantes que manifestent en les figeant les vertigineuses falaises de grès, du fracas des eaux printanières de la Vaïre, du long grondement du vent dans les mélèzes, des nuages bas, électriques, noyant soudain la forêt.

L' orgone, ce courant cosmique fécondant que Reich décrit comme une forme d'énergie émise par le soleil et animant les trois règnes naturels, semble bien n'être qu'une désignation moderne de ce que les alchimistes nomment l'esprit universel, fluide lumineux issu de l'espace et dont les gravures du Mutus Liber montrent le bénéfique déploiement.
Pour ouverte qu'elle soit à l'aspect cosmique de cette énergie (que Reich nomme l'orgone atmosphérique), l'œuvre de Claude Troin ne s'ancre pas moins dans les profondeurs du règne minéral.
Une matière dense, comme compactée sous la pression des strates géologiques, s'y revêt des teintes- rougeoyantes des terres argileuses, des blancs bleutés de kaolins onctueux, des beiges et des gris de l'odorante terre à foulon.
Loin d'être statique, le minéral est toujours ici le lieu d'une pression, d'un élan que décrivent les figures récurrentes de la voûte, de l'ogive, du pilier. L'énergie le façonne; bloc cristallin ou pierre de foudre, la lumière le pénètre, cette lumière qui est la forme visible de l'influx cosmique présidant aux synthèses végétales et s'épanouissant dans le sujet vivant.
Claude Troin prend cet influx libérateur aux réseaux d'un dessin vigoureux, et confie à la couleur, qui est lumière, le rayonnement de son expansion.
En accueillant cette énergie, dont l'une des perceptions possibles s'offre dans l'attraction sexuelle, l'homme se libère des cuirasses dont l'avaient affublé les conditionnements sociaux et psychologiques d'une société névrotique. Comme dans la belle série des Ocres rouges, ce qui semblait carapace morte et rigide se revêt des prestiges de la chair, le principe de plaisir magnétise la Suite amoureuse, et l'Être se manifeste à travers l'instance du corps.

Jacques Simonelli